Thomas Hauser, né en 1984, développe un travail photographique et sculptural autour des résurgences de la mémoire, qu’il ré-invente et qui s’articule de manière libre entre photographies reçues comme héritage et photographies dont il est l’auteur.
Il procède par assemblage, découpe, fragmentation, sur- impression d’images et assemble la matière par affinité. A la frontière de l’installation et de la sculpture, ses Modules sont des compositions de bribes de souvenirs personnels et collectifs qui échafaudent les traces d’une mémoire hypothétique.
Ce travail à rebours qui déconstruit des récits par superpositions et tensions formelles entre le passé et le présent fabrique des images-matières encrées et minérales qui nous révèlent la capture d’une mémoire.
EXPOSITIONS (sélection)
C/O Berlin
Rencontres de la photographie (Arles)
Foam (Amsterdam)
Mai Manó House (Budapest)
Paris Photo, Galerie Particulière (Paris)
Un-Spaced (Paris)
Aperture Gallery (New York)
Biennale de la photographie de Mulhouse
Centre d'art Image/Imatge (Orthez)
Contre-culture dans la photographie contemporaine, éditions Textuel
Michel Poivert
2022
Chez Thomas Hauser, la symbolique est moins allégorique mais tout aussi explicite :
avec The Wake of Dust (2018), l’antique se revisite par bustes et têtes de sculptures brisés,
personnages pétris dans les pigments jusqu’à l’indiscernable. Mais au-delà de cette archéologie poétique dans laquelle les images s’évanouissent, la série intitulée Modules (2017-2019) présente l’assemblage de matériaux menant à des constructions de tailles variables, associant un morceau de plâtre, une pierre, une plaque de cuivre ou de verre, et où se glisse parfois un élément d’image : rien de collé, de cloué ou d’engravé, tout est dans l’art de la disposition. Parfois, au sol, c’est un empilement de matériaux comprenant un papier imprimé au jet d’encre. Doit-on comprendre qu’il s’agit ici d’iconoclastie ? Le photographique apparaît-il, dans cette alchimie impuissante à refonder une image ? Ou bien au contraire, la photographie se donne-t-elle ici dans toute sa force d’évocation, par sa capacité à dépasser l’image tout en conservant la résonance iconographique? L’oeuvre de Thomas Hauser interroge cet équilibre.

Opacité du médium, le renouveau de la photographie comme trace,
Anne Immelé publié dans ArtPress (2017)
L’opacité du médium photographique considéré comme entrelacement de temporalités, mélange de palpable et d’indicible, est particulièrement perceptible dans les dégradations
du support photographique. Une telle dimension spectrale et poétique se retrouve dans The Stable and the Collapsed (2015), série réalisée par Thomas Hauser qui utilise différentes générations d’imprimantes dans une pratique sauvage et hybride, testant la résistance de l’image à partir de processus d’apparitions et de disparitions. Ses impressions laser sur papier photosensible ne sont jamais fixées, le papier continue de réagir et de s’altérer à la lumière. L’ineluctable processus d’assombrissement provoque le surgissement d’images transitoires. Dans ses séries suivantes, Thomas Hauser va agencer images vacillantes et éléments de matières brutes qui, directement au sol, évoquent de bien précaires gisants. L’image raréfiée, presque impossible à voir, devient sacrée.
(…)
Chez Thomas Hauser, il se produit une constante oscillation entre ce qui est donné à voir et la charge d’opacité. On croit reconnaître quelque chose alors que l’on ne voit presque rien, ou autre chose. Ainsi se matérialise l’impossibilité même de toute vision objective.

Une autre origine du monde (Thomas Hauser, The Wake of Dust)
par Victor Mazière
Thomas Hauser travaille sur l’espace lacunaire de la photographie : à l’opposé d’une saisie brute de la réalité qui reposerait sur une supposée transparence du medium, ses images creusent le manque et l’absence inscrits dans toute représentation. Conçu ainsi comme un atlas de signes
indiciels en attente d’un sens, The Wake of Dust n’offre pas de clé d’interprétation, mais repose sur un mode de lecture analogique, où des affinités secrètes apparaissent peu à peu entre les textures et les formes : copies ayant subi de multiples reproductions dont elles portent la trace, les images ne sont pas ici des « photos-souvenirs » au sens usuel du terme, mais une « poussière signifiante », qui ne nous livre, de la mémoire archivée, que sa dérive et son incomplétude.
Plus encore peut-être que des photographies, les images de Thomas Hauser sont les photogrammes d’un film spectral, qui, dans un mouvement de concrétion et de dissolution rythmique, se confondent avec leur matérialité. The Wake of Dust est ainsi comme une poche d’espace-temps, construite sur une « boucle » topologique, où les protagonistes d’un théâtre de revenants répètent les mêmes postures, des gestes toujours semblables et pourtant à chaque fois différents, si bien que nous avons le sentiment, non pas de feuilleter un album déployé dans un espace plan et linéaire, mais d’entrer dans une galerie des glaces ouvrant vers une profondeur hypnotique : l’expérience de la durée qui manque à la photographie est comme « supplémentée » par une impression «mentale » de mouvement, comme si l’on plongeait dans la matière sombre de l’image ; en cela, The Wake of Dust fait penser à un croisement expérimental entre le cinéma et la photographie(1) ; le premier « plan » est presqu’abstrait : nous devinons un tombeau, dont nous nous rapprochons, comme dans un travelling, le temps de quelques images ; puis notre regard se heurte à un gros plan d’oeil, à une rétine d’un noir insondable : en elle, l’énigme de ce qui fut, pour quelqu’un, un monde, s’est un jour ouverte. Dans cette narration sans histoire où tout caractère anecdotique a disparu, nous ne saurons rien de l’identité réelle des personnes, qui, génération après génération, copie après copie, se regardent et s’évitent, dans une sorte d’éther granuleux, d’éternité charbonneuse, qui les isolent de tout contexte ou temporalité clairement identifiables. Au fil des pages, l’oeil suit le rythme de composition et de décomposition de ces particules cendreuses, qui semblent voyager de corps en corps, comme une « matière-signe ». Répondant peut-être à ce fantasme de l’embaumement qui, selon Bazin, parcourt les arts plastiques depuis leur origine(2), la photographie joue ici le rôle d’une urne où le sensible dépose ses cendres, recueillant le résidu du monde phénoménal illuminé et consumé par la lumière qui le fait exister comme trace : premier vestige d’une brûlure arrachée au monde, revanche de la nuit sur le jour. Cette poussière, ni morte ni vivante, en attente d’un mouvement qui la disperse et la coagule dans un nouveau corps, est la spectralité en acte, la spectralité comme principe de destruction logique. Un spectre est à la fois visible et invisible, phénoménal et non-phénoménal, comme une trace qui marque d’avance le présent de son absence ; c’est une visibilité de nuit comme l’informe est une lumière de cendre ou un soleil autre, un soleil qui brille en bas, dans le continent sombre de la génération, du sexe, de la mort : aussi la séduction de l’informe est-elle celle de la décomposition de ce qui s’envole en fumée ou tombe en poussière.
Bataille dans un article consacré à la poussière dans Documents(3), publié la même année que son texte sur l’informe dans le dictionnaire critique de la revue, a fait de ces résidus organiques morts qui envahissent inexorablement l’espace des vivants, la métaphore de l’entropie où tout retourne : refusant par ailleurs la notion de « définition », il ne donne pas de sens à « l’informe », mais lui enjoint une fonction, celle de nier l’idée que chaque chose ait une forme « propre » qui serait son essence. C’est donc une transgression de l’Etre, qui ne se fonde sur aucune relève dialectique, aucune « redingote mathématique » mais fait au contraire éclater les oppositions binaires, en brisant leurs frontières conceptuelles par une sorte de déliquescence ontologique. L’informe fut un profond moteur esthétique pour les photographes surréalistes, qui désiraient abolir la distinction entre l’espace extérieur et l’espace intérieur : les inversions d’axe, les expérimentations chimiques de Man Ray ou de Raoul Ubac constituèrent une tentative de briser les conventions d’un espace ordonné selon des règles conventionnelles, où les délimitations entre le fond et la figure, la hiérarchie du proche et du lointain assuraient à chaque chose un lieu « propre », empêchant par un principe de non-contradiction les rencontres du « hasard objectif ». L’usage de la solarisation fournit un exemple de cette destruction de la forme : elle consiste en une inversion des rapports de lumière et d’ombre à l’endroit des contours, de l’enveloppe de la forme, lorsque l’on insole une feuille déjà exposée avant qu’elle ne soit chimiquement fixée ; c’est ce procédé que l’on voit à l’oeuvre dans Le Combat des Penthésilées(4) ou dans Primat de la Matière sur la pensée(5). Dans The Wake of Dust, comme un écho aux expérimentations des Surréalistes sur la lumière et le support, les frontières des corps semblent céder, ouvrant ainsi l’espace intérieur des objets et des êtres à la contamination des fantômes voyageant de forme en forme dans leur corps de cendre et de poussière. Certains visages sont littéralement absorbés dans cette brume qui dévore l’espace, d’autres semblent hantés par des identités à moitié formées qui s’inscrivent dans leur chair photographique, comme des ectoplasmes. Cette contamination du corps par l’espace, ce mélange d’informe et de hantise, où les êtres semblent avalés par une altérité insituable (ou peut-être est-ce leur double ?), déstabilisent les frontières de ce qui nous est familier, créant un sentiment diffus d’ « inquiétante étrangeté » : est-ce pour cela que les protagonistes de ce drame semblent hésiter entre l’extase et l’effroi, se couvrant les yeux devant trop de lumière ou trop de nuit ; ou est-ce pour protéger ce dernier espace qui n’est pas envahi par le dehors, ce monde clos sous leurs paupières ? Thomas Hauser exploite ici le potentiel anxiogène du « punctum » barthésien, du détail qui arrête l’attention et « point », c’est-à-dire non seulement émeut, mais poignarde, procurant un type de frisson de l’ordre du fatidique. Dans La Chambre Claire, Barthes associe cette certitude de l’inéluctable au « ça a été », que le « punctum » véhicule comme l’image de la mort elle-même(6).
Il y a en cela une dissymétrie fondamentale qui s’attache à la spectralité, une rupture de l’expérience sensorielle, qui passe, en premier lieu, par l’impossibilité d’avoir accès au toucher ou à la réciprocité du regard : un fantôme n’est pas seulement celui qui revient, c’est celui par qui nous sommes regardés, dans un face à face impossible. Nous sommes sous sa loi : en ce sens, il est une figure de l’altérité absolue, comme une autre origine du monde. « Veiller la poussière » et les fantômes, ce serait alors accueillir une absence dont le don nous excède infiniment, mais qui est la condition peut-être de tout partage et de toute mémoire.
Octobre 2015
1 On pense par exemple à La Jetée de Chris Marker, film sur l’involution temporelle, dont les plans sont une suite de photographies.
2 Sur ce qu’André Bazin nommait le « complexe de la momie » cf « Ontologie de l’image photographique » in Qu’est-ce que le cinéma ?, Les Editions du Cerf, Paris, 2011, p.8 sqq
3 Georges Bataille, « Poussière », in Documents n°5, 1929, pp.278-279 et « Informe », in Documents n°6, décembre 1929, p.382 : "… un terme servant à déclasser, exigeant généralement que chaque chose ait sa forme. Ce qu'il désigne n'a ses droits dans aucun sens et se fait écraser partout comme une araignée ou un ver de terre. Il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l'univers prenne forme. La philosophie entière n'a pas d'autre but : il s'agit de donner une redingote à ce qui est, une redingote mathématique. Par contre affirmer que l'univers ne ressemble à rien et n'est qu'informe revient à dire que l'univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat."
4 Raoul Ubac, Le Combat des Penthésilées, 1939
5 Man Ray, Primat de la matière sur la pensée, 1929
6 Roland Barthes, La Chambre claire, Paris, Gallimard, 1980, p.150
Sur les pas d’un nouveau monde
Par Léa Chauvel-Lévy
D’un geste d’une radicalité qui peut rappeler celle d’un Carl Andre, Thomas Hauser renverse le paradigme de l’encadrement mural pour disposer ses modules photographiques, au sol, à regarder pour la plupart d’en haut. Changement de point de vue, changement de regard. Pour la majorité de ses oeuvres, c’est en effet à une horizontalité qu’il nous convie. Pour voir, depuis une hauteur d’homme, une nouvelle cosmogonie, un Atlas pour paraphraser Aby Warburg. A terre et sous une forme non définitive puisqu’il reconfigure sans cesse les éléments entre eux, l’artiste déploie un univers où passé et présent s’entrechoquent. Thomas Hauser reconfigure en effet ses modules un peu à la façon dont on trierait des souvenirs et les ré-agencerait. Sans cesse en mouvement, le monde d’hier habite le monde d’aujourd’hui, à la façon dont les morts convoquent les vivants par leur
absence-présence. A cet égard on pourrait parler d’une forme de prosopopée que Thomas Hauser anime à travers différentes images. Images des membres de sa famille, parfois défunts pour certains d’entre eux. Images également de dieux comme cette Venus qui nous plonge dans une Antiquité revisitée. Ces photographies ou images glanées nagent ainsi entre deux eaux, deux unités de temps. Par l’utilisation d’une poudre d’encre de
photocopieuse (imprimantes laser) dans certaines de ses sérigraphies grand format, il offre une forme de détournement de la photographie. La photocopieuse, par métonymie, joue en effet ici le rôle symbolique du multiple par essence. L’utiliser comme signe du contemporain tout en choisissant des sujets qui rappellent d’antiques périodes, permet à l’artiste de conceptualiser la photographie par strates. Des strates dont la généalogie reste insondable et l’aura mystérieuse. Nul doute que ses miroirs retournés, desquels il révèle le jus d’argent, soient une métaphore de ce temps sans âge, aveugle.
The Wake of Dust, Nouveau Prix Découverte des Rencontres d’Arles 2018
Par Léa Bismuth
The Wake of Dust est un projet d’exposition inédit rassemblant photographie, installation et sculpture, exemplifiant le travail de Thomas Hauser mené à partir des résurgences d’une mémoire réinventée, en permanence reconstruite, selon un dispositif archéologique, relevant tout à la fois d’une dynamique d’enfouissement et de révélation.
Le titre est particulièrement évocateur : il s’agira bien ici d’assister à un « réveil de la poussière », au sillage de sa mémoire active, par-delà la disparition. L’artiste proposera une série de plusieurs photographies grand format, impliquant physiquement le visiteur, confronté à des visages et à des corps dissimulés, se protégeant d’un soleil peut-être trop éblouissant, pour ne pas dire impressionnant, au sens photographique du terme. Ces
stratifications temporelles, sourdes et matiérées, obtenues par dégradation de l’image tramée, participent d’un processus de détérioration qui n’est pas sans évoquer l’aura benjaminienne, à la fois proche et lointaine, ou la poétique mélancolique de W.G. Sebald.
Les grands portraits photographiques — en noir et blanc, spectraux — encadreront une installation sculpturale au sol, sorte de champ de ruine, sur lequel murmurent encore des présences fragmentaires, des blocs de temps recouverts d’une matière souple et volatile, noire comme le velours, qui n’est autre que de la poudre de toner, utilisée dans les imprimantes et les photocopieurs, de manière à tracer un sillon noirci sur la page blanche
immaculée. Le processus d’impression de l’image est donc ici tout à la fois omniprésent dans sa technicité, et rendu indiscernable dans son usage détourné.
NB : en tant que critique d’art et commissaire, j’ai pu suivre le travail de Thomas Hauser depuis plusieurs années. J’ai notamment eu le plaisir de travailler avec lui pour l’exposition Face à l’aura, au centre d’art Image-Imatge d’Orthez en 2017
Texte de Kim Knoppers, Curator au Foam Photography Museum Amsterdam
Le travail du photographe français Thomas Hauser semble être une étude des souvenirs et de la manière dont ils sont préservés, archivés, reproduits et reconstruits. Des portraits de personnes issues des archives familiales sont combinés à des photographies de fragments de sculptures classiques, de tombes, de rochers, de nuages et de formes abstraites. Hauser manipule ses photographies à plusieurs reprises en les photocopiant, en les recadrant et en les imprimant à nouveau avec toutes sortes d’imperfections et traces d’utilisation. Leur signification initiale devient moins importante et est brouillée par de nombreuses interventions. C’est comme si les images réelles se dissolvaient presque.
L’une de ses techniques consiste à faire des sérigraphies avec de la colle plutôt qu’avec de l’encre. Une fois que le papier est recouvert de colle, le toner noir mat pour imprimante laser ou copieur est étalé sur le papier par Hauser. L’image apparaît à l’endroit où la colle et le toner se connectent.
Thomas Hauser expérimente non seulement avec de la colle et de l’encre, mais également avec une grande variété de matériaux. Des éléments tels que le marbre, la pierre, le cuivre et le verre agissent comme des vestiges de ruines, d’autres structures architecturales et sculptures suggèrent être des fragments du passé. La synthèse de photographies retravaillées, de matériaux divers et de fragments d’objets donne naissance à de nouvelles pièces intrigantes qui oscillent entre documentation et fiction. L’oeuvre de Hauser peut être considérée comme le résultat d’un travail archéologique contemporain dans lequel différentes couches de temps, détails et artefacts matériels, faits et fictions se mêlent.
Texte de Camille Tallent pour l’exposition Eidetik à La Galerie Particulière
« Eidetik — Exposition Collective », du 19 avril au 9 juin 2018
Les compositions de Thomas Hauser sont aussi bien stratifiées dans l’image que dans la matière, à l’instar de « l’optique fantastique sur l’antiquité » des gravures de Piranèse. C’est avec une minutie déconcertante qu’il dégrade l’image et assemble ses matériaux. Au sein d’un même module, miroir, page de livre et marbre se superposent dans un jeu de lecture énigmatique. Aussi, les techniques d’impression empiètent les unes sur les autres, nous laissant deviner un bout de sculpture ou un visage grignoté par la trame de l’imprimante laser. Les sculptures antiques nous sont arrivées en morceaux, fragmentées et amputées, d’un blanc immaculé. Ainsi, c’est un travail à rebours, une oeuvre de déconstruction de la forme que Thomas Hauser propose avec ses images superposées. On retrouve également dans la précarité de ses assemblages, une structure antiquisante et brute du dispositif sculptural. Résidus d’une carrière abandonnée ou reliques morcelées d’un temple, ces images se retrouvent imprimées sur des matériaux qui semblent rejeter de façon épidermique — comme l’eau et l’huile — cette rencontre. Impressiophobes, matière mal encrée et minéraux usés s’unissent finalement chez Thomas Hauser pour révéler la capture d’une mémoire, d’un temps, d’une abstraction qui nous parvient précieusement, comme la découverte inopinée d’un site archéologique dont on ne sait encore rien.
Les portraits de poussière de Thomas Hauser (publié sur Numéro)
Par Matthieu Jacquet (Paris Photo : 6 photographes à suivre)
Des corps et paysages sombres couleur sépia semblent balayés de l’intérieur par une lumière immanente à l’image. Au secteur Curiosa, les tirages de Thomas Hauser se libèrent du papier photo pour revenir à la microscopique concrétude de la photographie : la matière pigmentaire. En utilisant tantôt des imprimantes laser défectueuses, tantôt des poudres de toner qu’il disperse sur le papier, l’artiste français épuise l’image par l’impression : en résultent des images spectrales qui semblent en cours d’effacement, dont le support resurgit même, par endroits, au premier plan. Outre la bidimensionnalité de ces tirages, Thomas Hauser investit également la sculpture avec ses “modules”, des compositions jamais fixées qui mêlent des tirages argentiques petit format à des morceaux de marbre, de cuivre, de zinc ou de verre assemblés.
Paris Photo 2019: 20 photographes à voir
Figaroscope, 6 novembre 2019
Invité du secteur «Curiosa» du salon réservé aux nouvelles révélations de la photographie, Thomas Hauser présente des paysages et portraits issus des archives familiales ou personnelles. Toutes les images sont manipulées, transformées par Hauser qui joint au médium photographique des matériaux comme la colle, l’encre mais aussi des surimpressions de matières inattendues comme le verre ou encore le marbre.
Paris Photo, Secteur Curiosa, Stand SC12.
Thomas Hauser, The Wake of Dust
By Olga Yatskevich, February 16, 2016
Le travail du photographe français Thomas Hauser est une étude de la mémoire et de la manière dont elle est préservée, archivée et reconstruite. Lorsque sa grand-mère est décédée en 2010, Hauser a eu accès aux archives de sa famille, composées de photographies, de lettres et d'objets qu'il n'avait jamais vus auparavant. En reconstituant les éléments fugaces d'une histoire personnelle, les anciennes photographies et ses propres images sont devenues la source d'un nouveau projet de livre photo entremêlé, The Wake of Dust (Le sillage de la poussière).
Hauser expérimente avec audace à la fois l'aspect physique des images et le processus de postproduction - il manipule les tirages en les photocopiant, en les recadrant et en les surimprimant en y ajoutant des distorsions et des imperfections intentionnelles. Son travail sur les images rappelle le photographe contemporain japonais Daisuke Yokota, qui crée ses images finales en appliquant diverses techniques et interventions fortuites. Classon, un récent livre de photos de Yokota sur New York réalisé en collaboration avec Yoshi Kametani, a une esthétique et une sensation très similaires.
En feuilletant The Wake of Dust, dont les pages sont remplies d'images granuleuses en noir et blanc, on ne comprend pas tout de suite ce qui se passe exactement. Des portraits de personnes, jeunes et vieilles, sont mélangés à des statues, des tombes brisées, des pierres, des nuages et d'autres impressions abstraites. Les photographies d'archives documentent trois générations de la famille Hauser, et bien que nous apprenions leurs prénoms dans les légendes, les relations entre eux ne sont pas évidentes. Certaines images remontent au milieu des années 1920, tandis que d'autres sont aussi récentes que 2015.
La première chose qui attire l'attention, c'est que toutes les photographies sont hautement traitées - on dirait qu'elles ont été photocopiées plusieurs fois, avec des distorsions et des couches ajoutées qui interrompent l'imagerie sous-jacente. Les images semblent presque poussiéreuses, comme si elles étaient en train de disparaître, de se fondre dans l'obscurité. Hauser les dépouille de leurs significations initiales et de leurs souvenirs photographiques spécifiques, et crée un nouveau récit, quelque part entre la fiction et la documentation. L'encre du papier laisse des traces sombres sur le bout de nos doigts, renforçant l'idée d'une archive en décomposition.
Une image grisâtre et floue d'une tombe apparaît sur la couverture du livre. Il s'agit de la Chambre du Roi, l'une des chambres connues de la Grande Pyramide de Gizeh. S'agit-il d'une référence à l'histoire, au pouvoir et/ou aux souvenirs ? Une version de cette image, décolorée et moins détaillée, apparaît sur la première page et sert d'introduction au livre. Elle est suivie de trois éditions du même sujet qui s'estompe dans une pierre sombre, presque en train de disparaître. Le dernier est associé à un œil coupé : un artefact historique certain et un regard apparaissant l'un à côté de l'autre. Les yeux jouent un rôle clé dans la narration, en établissant le lien entre les images et en créant la dynamique nécessaire dans leur flux visuel.
Les portraits d'archives et les portraits plus récents des membres de la famille de Hauser sont placés de manière à ce que leurs regards se croisent ou se détournent ; parfois, les sujets se couvrent les yeux d'une main ou disparaissent simplement dans l'obscurité. L'une des pages présente deux photographies de Line, la jeune grand-mère de Hauser - dans l'une, elle pose la tête inclinée vers le bas, tandis que l'autre est si sombre que l'on ne peut voir que les contours de son visage. Hauser associe également des portraits de personnes à des statues - une statue acéphale et un portrait d'Estelle, sa tante, apparaissent sur la même page - et les personnes photographiées par Hauser ressemblent souvent à des visages sculptés dans la pierre.
En fin de compte, Hauser décompose ses archives photographiques familiales et construit sa propre version visuelle d'un récit familial. Il répète, monte et séquence les images, créant ainsi un flux très cinématographique. Certains portraits réapparaissent à plusieurs reprises, dans des montages ou des recadrages différents, créant des échos et des réverbérations. La surimpression des images apporte des couches supplémentaires d'incertitude, créant des effets fantomatiques et des connexions éphémères. Cette répétition intentionnelle crée un cercle méditatif, les images disparaissant lentement dans l'obscurité pour réapparaître à nouveau. Lorsque Hauser introduit des images d'explosions et de destruction, un certain sentiment de tension et de bataille s'infiltre dans la famille.
En tant que livre photo, The Wake of Dust est passionnant par sa simplicité et son élégance. Il s'agit d'une couverture souple avec une jaquette - si l'on enlève la jaquette, on trouve en dessous des légendes et des notes correspondant aux images. Elles sont écrites sur les côtés de la couverture du livre et apparaissent dans le même ordre que les images, sans numéro de page. Les légendes identifient les personnes par leur nom, le lieu et l'année où la photo a été prise. Certaines des images les plus abstraites correspondent à des écrits de personnalités telles que Roger Caillois, Johann Wolfgang von Goethe, Rainer Maria Rilke et Chris Marker, offrant ainsi un autre niveau d'interprétation possible. Toutes les images sont à fond perdu avec une très petite bordure blanche, et le livre est dépourvu des intrusions habituelles que sont les numéros de page, le texte ou les détails graphiques. Ensemble, ces choix de conception encouragent le spectateur à s'immerger dans l'atmosphère hallucinatoire et obsédante. Le choix d'un papier non couché, la qualité de l'impression et les marques d'encre sur le bout des doigts renforcent la sensibilité de Hauser et créent une expérience tactile agréable.
The Wake of Dust ne nous familiarise guère avec la famille de Thomas Hauser. Il nous laisse plutôt un sentiment d'incomplétude, comme le processus d'exploration entre le caché et le visible. Il s'agit d'une série d'images mystérieuses, rassemblées dans un flux cinématographique, à la fois agité et magnifique.